Pierre Kaelin, l’éveilleur

Je suis un patriote. Je suis né, presque jour pour jour, avec la dernière guerre. C’est dire que mon enfance a été marquée par les récits de la Mob et ma jeunesse imprégnée par la haine qu’on nourrissait à l’égard des ennemis de la patrie, ceux du Nord d’abord, relayés ensuite par ceux de l’Est, ces cruels communistes athées. Dans la chambre de famille, deux anges tutélaires veillaient sur nous : la photo du général Guisan et le tableau de Nicolas de Flue, récemment canonisé. A 20 ans, j’étais fin prêt pour aller vaillamment à l’Ecole de recrue.

Curieusement, c’est là que ma mentalité a un peu changé. Rien d’antimilitariste en tout cela, mais des réflexions animées, notamment avec des futurs pasteurs, qui allaient parfois jusqu’à des remises en question à partir des textes d’Evangile. Et puis, malgré  l’ambiance de guerre froide, on sentait monter en idéologie un certain pacifisme chrétien porté par des leaders comme Lanza del Vasto, incarné chez nous par des objecteurs de conscience qu’on s’empressait d’envoyer en prison. J’estimais déjà pour ma part que de tels contestataires, très souvent humanistes, méritaient mieux que le mépris, le jugement et la taule.

Et c’est là qu’intervient dans ma vie une rencontre « providentielle ». Jeune prêtre nommé à la paroisse de la cathédrale de Fribourg, je fais plus ample connaissance avec  le maître de chapelle l’abbé Pierre Kaelin dont j’avais déjà gouté le dynamisme rayonnant et l’ouverture d’esprit au cours de ma formation au séminaire quand il venait  nous donner des leçons de chant liturgique. Et bien plus déjà, tant il  nous faisait partager ses aventures musiciennes et ses rencontres humaines avec quelques prophètes de ce monde tels Helder Camara et Raoul Follereau. J’avais déjà perçu et même admiré sa capacité à enthousiasmer pour les bonnes causes et à entraîner d’autres pour les servir en les mettant en  pratique.

A la cathédrale, je rencontrais Pierre Kaelin presque tous les dimanches, par sa musique, par ses chants et aussi par les commentaires qu’il m’adressait parfois à la suite de mes sermons. Il subodorait chez moi quelque chose de plus libre, de plus audacieux, de plus engagé peut-être, selon les critiques contrastées que ne manquaient pas d’exprimer ses chanteurs et chanteuses sur la tribune.

Un jour, après une messe durant laquelle j’avais probablement abordé le question délicate de la non-violence, il insista pour me dire que je devais absolument participer à Morges à une rencontre sur ce thème fort controversé de l’évangile de la non-violence, animée par un militant très impliqué qui se nommait Jean-Marie Muller.

Sans exagérer, cette rencontre, vivement encouragée par l’abbé Pierre Kaelin, a changé ma vision de l’homme, mon insertion dans la société et ma pastorale comme prêtre. Je dois l’étincelle de cette sorte de conversion à l’abbé Kaelin, lui qui avait été un ardent militaire comme aumônier durant et après la guerre et qui avait su ensuite envisagé un autre avenir que la violence armée pour construire un monde meilleur.

Dès lors, par des rencontres en cascades, je me suis engagé dans diverses associations comme Pax Christi –dont je fus l’aumônier romand durant 10 ans-, l’Association Raoul Follereau, le soutien aux initiatives pour obtenir un statut de service civil pour les objecteurs de conscience, etc.. Le plus souvent ces actions et réactions étaient menées en collaboration avec les autres chrétiens -aspect œcuménique- et même avec des humanistes sans référence religieuse, ce qui me permettait d’ouvrir mon cœur et mon esprit sur tellement d’autres frères et soeurs de magnifique « bonne volonté », tout à fait dans l’esprit du concile Vatican II, lumière sur notre route.

Par des lectures, par des congrès et surtout par la rencontre de personnalités merveilleuses d’engagement au service d’une humanité plus fraternelle, mon état d’esprit a été transformé, ma culture humaine a été enrichie, ma pastorale est devenue plus courageuse. Il a fallu souvent supporter des critiques pas toujours bienveillantes, mais précisément la non violence évangélique nous apprend aussi la tolérance, le respect des adversaires qui ne doivent jamais devenir des ennemis et la patience dans le dialogue pour faire avancer les justes causes.

Je crois pouvoir le dire en toute sincérité : si j’ai fait certains choix dans ma vie de prêtre, par exemple pour les réfugiés, les prisonniers, les « laissés pour compte » de ce monde, je le dois en grande partie à cette étincelle que l’abbé Kaelin a su allumer en moi, soutenir et entretenir ensuite par tellement de dialogues toujours intéressants, provocateurs et irrésistiblement entrainants. Il a contribué à colorer de quelques teintes évangéliques mes pensées, mes écrits et mes actions d’homme et de prêtre.

Je veux seulement lui dire merci.


Claude Ducarroz

 

A paru dans  Pierre Kaelin  Ed. d’Amont  2020

 

 

 

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